Yves Bonnefoy s'est éloigné (on ne peut se résoudre à écrire qu'il s'est "éteint") le 1er juillet dernier.
Anne-Sophie Tschiegg |
Le fait également que sa traduction me parle d'emblée d’adolescence, en ce qu'elle est pure et trouble à la fois, réunissant
la maîtrise de l’adulte et la fraîcheur de l’enfance. A ce titre, son utilisation de "l'alexandrin bancal" (6+5) pour introduire, au coeur du pentamètre ïambique d'origine, le double événement dramatique (les morts de Mercutio et de Tybalt) qui fait basculer la pièce, à son hémistiche, de la comédie vers la tragédie, est absolument géniale.
L'organicité de la langue aussi : Bonnefoy (à l'instar de Shakespeare) prend en compte le corps de l'acteur, dans sa respiration notamment, nous entraînant dans un entre-deux qui récapitule le verbe et la chair : la
musique pure, intemporelle de la poésie d’une part, et le corps d’autre part
(avec ses pulsions, ses exhortations, ses exigences) - récapitulation qui me
semble être au cœur des enjeux de Roméo et Juliette (vérité des noms ou vérité des
corps ?) - et évidemment, au coeur de l'acte théâtral.
Enfin,
je cherchais une traduction qui ne fût pas tant axée autour des problèmes de
rivalité familiale Montaigu-Capulet (qui n'était pas pour moi le plexus de la pièce), mais qui comprît le « méchant grain de plomb dans le
cœur », pour reprendre la formule de Claudel, présent chez Roméo le
nocturne. La traduction, mais peut-être plus encore la préface d'Yves Bonnefoy dans
l’édition de Gallimard, rejoignait en plein mes préoccupations dramaturgiques et
les pistes que je souhaitais suivre, particulièrement quant au « mystère
Roméo » : oui, si la pièce certes est épique, elle est peut-être plus encore
métaphysique en ce qu’elle nous confronte à l’opacité du cœur humain. Et c’est
Bonnefoy, je crois, de tous les traducteurs qui se sont penché sur cette pièce complexe, qui a le mieux compris cela.
A réception de mon courrier malhabile, Yves Bonnefoy m'avait renvoyé, depuis le Collège de France, une lettre d'une extrême gentillesse, accompagnée de sa dernière parution, Le Nom du Roi d'Asiné chez Virgile.
Il faut relire les traductions de Bonnefoy, non seulement de Shakespeare, mais aussi de Yeats. C'est sublime.
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