mardi 28 octobre 2014

"Et pourtant, ce silence...


… ne pouvait être vide », écrivait en 1978 le regretté Jean Magnan. Emportés par les questions que la création soulève en nous (« que dire ? », « pourquoi dire ? », « comment dire ? » « à qui dire ? »…), nous en viendrions presque à oublier le souci du silence ; le soin nécessaire à porter au silence, au cœur de notre pratique d’écriture. Le silence est loin d’être vide. Il parle, il peut même être assourdissant. John Cage a créé une pièce de quelques minutes composée uniquement de silence, pour nous apprendre à écouter. Franz Schubert, en des temps plus anciens, prétendait que les silences, dans sa musique, étaient ce qu’il y avait de plus important. Ils sont fous, ces musiciens : les silences, plus essentiels que les notes ?

 Les mots, les phrases, nous en sommes abreuvés du matin au soir. Slogans publicitaires qui nous assaillent au saut du lit, discours politiques que nous tentons vaillamment d’écouter, en bons citoyens que nous sommes, dialecte médiatique tautologique, téléphone portable dans une oreille et MP3 dans l’autre, sabir fashion et textos-non-stop, infos en temps réel, chroniques de la pensée unique, magazines, blabla des tables rondes et autres talkshows, bavardages, colloques et dîners en ville, de langue de bois en parole frelatée…  N’en jetez plus ! Et il faudrait encore rajouter de la parole théâtrale à toutes ces paroles ? Mais pour quoi faire ? Est-ce que l’imposture du langage ne fait pas assez de ravage comme ça ? Taisons-nous ! Pourquoi diable voudrions-nous encore ajouter du bruit au bruit ?

Peut-être, justement, parce qu’à l’inverse de toutes les paroles précitées, la langue théâtrale serait porteuse de silence. Le silence serait son compagnon secret, sa partie immergée de l’iceberg, son alter ego. Les temps, les suspens – les soupirs, pour reprendre un terme musical – fonctionneraient comme les charnières permettant aux portes du langage de s’ouvrir et au spectateur (ou au lecteur) de répondre à l’invite de l’auteur ; de se mettre en marche et d’entrer jusqu’au seuil du poème dramatique, lieu de la rencontre.

C’est évident chez des auteurs comme Beckett, Sarraute, Pinter, Kermann,... Mais chez d’autres aussi, et à vrai dire la liste serait longue. Quelques beaux silences entraperçus sur les scènes de théâtre : Rémi de Vos (Jusqu’à ce que la Mort nous sépare), Charles-Eric Petit (Le Diable en Bouche), Zinnie Harris (Plus Loin que Loin)…

À y bien regarder (ou plutôt à y bien écouter), c’est sans doute vrai (même si c’est présent de manière différente pour chaque auteur), cette histoire de densité du silence, dans tout texte qui a quelque chose à dire. On pourrait presque avancer que l’imposture du discours est inversement proportionnelle à la qualité du silence que celui-ci transporte avec lui. Artaud disait : « Le mot n’est fait que pour arrêter la pensée ; il la cerne, mais la termine ; il n’est en somme qu’un aboutissement (…). Le théâtre a perdu sa véritable raison d’être… On en est venu à souhaiter un silence, où nous pourrions écouter la vie » (Lettres sur le Langage).

Évidemment, le silence met en danger la parole (au risque même de l’anéantir), à force de lui tendre son miroir sans pitié. Mais c’est tant mieux ! Car la parole – et singulièrement la parole dramatique – n’est forte que d’être ainsi sans cesse mise au pied du mur. La parole n’est légitime que d’être ramenée dans son questionnement primitif, dans sa matrice de gestation, dans son état d’avant le langage, d’être toujours et encore jugée par le silence qui l’accompagne, questionnée, passée au filtre du silence, afin de pouvoir naître et renaître, miraculeusement neuve et donc nécessaire, sur le plateau du théâtre.
Un texte écrit en 2008 pour les Ecrivains Associés du Théâtre

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